Un petit goût de noisette 1, 2 et 3

Vanyda

Dargaud

Le croquant de la noisette, l’acidulé des fruits rouges et l’amertume délicieuse du chocolat… voilà ce que Vanyda projette au travers de ces trois recueils où se déroulent des épisodes de la vie de Corentin, Grenadine, Miguel, Rose, Mark, Manon, Anantha, Éléonore…

On y découvre des rencontres fortuites, des rendez-vous ratés, des nuits sans lendemain, des évidences parfois, des regards, des incompréhensions, des espoirs.

On y surprend ces instants hors du temps, de ceux qui auront un avant et un après bien identifiable.

La pudeur y côtoie l’humour. La spontanéité s’exprime ou se censure. La simplicité des uns répond à des échos d’un passé douloureux. Parce qu’aimer peut faire mal, au cas où vous auriez oublié…

L’amour dessiné se dévoile : une couleur par personnage, qu’il soit enfant ou sénior, parent ou célibattant, désespéré ou comblé. Beaucoup de silences, où l’on devine ce qui ne peut pas toujours s’exprimer avec des mots.

Les cœurs battent, saignent, cicatrisent, s’apaisent en forêt, en Espagne, à Paris, Lyon, sous des combles, dans une cage d’escalier, lors d’une exposition, dans une librairie, devant un feu de cheminée, à l’ombre d’un noisetier… Le temps d’une nuit passionnée, impulsion du moment ou début de relation, les corps s’explorent, exultent ou pleurent.

Vanyda dessine la vie, l’amour avec ce qu’il a de beau ou de cruel, accompagné de regrets ou au contraire de l’urgence à profiter de ce qu’il y a encore à prendre. Que de choix, de montagnes russes émotionnelles et me voici complètement embarquée, conquise par tous ces destins « ordinaires », si proches finalement. Lecture après lecture, je les retrouve avec joie comme de vieux amis. Leurs questionnements sont parfois les miens. Leurs doutes également.

Il y a un petit côté universel dans tout ce tissage qui nous promène entre maintenant, hier, demain.

Que de possibles, et c’est si bon de les lire.

C’est ce que j’aurai aimé lire adolescente.

C’est ce que j’aime tellement lire maintenant.

Merci beaucoup Vanyda…

Le goût de la liberté

Jesuso Ortiz et Louna Demir

Éditions Père Fouettard

J’ai croisé un tout petit livre étonnant. Que dis-je !

C’est un petit ouvrage cartonné à croquer, au sens propre comme au figuré. J’ai peu de doute en vérité sur sa capacité à toucher les lecteurs et lectrices de 2 à 102 ans (voire davantage...). De quoi s’agit-il ?

D’une question fort importante en vérité : quel est le goût de la liberté ? Louna Demir s’interroge, et nous embarque une exploration des saveurs. Les métaphores s’enchaînent, astucieuses car en mesure, l’air de rien, de charmer les petits tout en interrogeant subtilement les grands/grandes lecteurs/lectrices…

Grâce à Jesuso Ortiz, des photographies de fruits, légumes, aromates ou grains de café s’intègrent dans les illustrations, devenant chevelures savoureuses en tiges, grains, grappes colorées. Le jeu nous fait instantanément tomber sous le charme de ces petites choses du quotidien, charmantes, rassurantes et qui s’affranchissent de leur fonction première en se réinventant page après page. Alors on plonge dans l’illusion, on la déguste et on regrette que la dernière page arrive si vite.

Puisqu’une des étapes de l’enfance conduit un jour à la joie du faire semblant, quel bonheur que cette invitation. Merci Père Fouettard de nous initier au dépassement du cadre avec cette délicieuse fantaisie. Les grands philosophes n’ont qu’à bien se tenir !

Et j’ajouterai : heureusement qu’il est pour les petits. Avec un peu de chance on pourra à leur demande, y goûter, encore et encore le lire, le relire… Chouette !

La fougère et le bambou

Marie Tibi et Jérémy Pailler

Kaléidoscope

L’une pousse en quelques mois.

L’autre a besoin de plusieurs années avant de s’élancer vers le soleil.

Pour ne pas sombrer dans la tristesse liée au deuil d’un père très aimé, ses deux fils investissent temps et énergie dans leur héritage respectif : une graine de fougère pour l’aîné, une graine de bambou pour le cadet.

Si la graine de fougère fait rapidement le bonheur de son propriétaire, la graine de bambou semble bel et bien stérile. Entre moqueries et railleries, la communauté fait tout pour le décourager. Le cadet insiste, s’obstine, persévère… Et un jour, une minuscule pousse verte vient récompenser toutes ces années de travail.

Avec la délicatesse qu’on lui connaît, Marie Tibi nous offre davantage qu’un conte avec happy end. A hauteur d’enfant, elle nous prévient que la vie ne se présente pas sous les mêmes chemins à tous. Certains emprunteront des voies où tout semble facile. D’autres devront besogner sec pour atteindre leur objectif. Être de la même famille n’y change rien. Quand le cadet traverse un deuil puis des années de travail, l’aîné des frères réussi d’emblée mais il connaîtra ultérieurement des tourments. La vie est ainsi.

C’est en renouant avec l’essence même de ce qui les relie que les deux frères formeront, forts de leur expérience et généreux de leurs compétences, la meilleure des équipes. Leur association produira des effets bénéfiques aux autres. Est-il plus beau rayonnement ? Je laisse ce point à votre appréciation…

Jérémy Pailler cultive des illustrations fraîches, propices à la contemplation. Sous les traits de petites souris, les deux frères prennent vie, corps, émotion. Les mots habillent les images, ou est-ce l’inverse ? Tristesse, effort, nostalgie nous parviennent et dans le bruissement de la fougère et du bambou, une graine particulière germe pour chaque lecteurs/lectrices… Celle qui fait écho à notre propre chemin, à nos épreuves passées, présentes peut-être. Une certitude : le temps que se fortifient nos ressources, que se fortifient notre ancrage et elle élancera vers les rayons du soleil nos plus belles feuilles.

Le roman de la vieille

Imayane

Le Hêtre Myriadis

Et si hier avait été plus lumineux qu’on ne le pense ?

Le roman nous embarque à la veille du XIIIe siècle. Aymara voit son peuple disparaître à petit feu. Pourquoi sont-ils impuissants à leur survie, eux les guérisseurs qui connaissent les secrets du végétal et qui comprennent les animaux ? Elle-même se sait condamnée. Espérant rompre cette malédiction, elle fait promettre à Domna Gueralda, l’érudite seigneuresse de Lavaur, de se charger de l’éducation de sa fille dès que le moment sera venu. En attendant, c’est Merin, son oncle qui l’élèvera. Le jour où au cœur de la forêt Adela chevauche le grand cerf, le moment est venu de respecter le souhait de sa défunte mère. C’est un déchirement terrible pour l’enfant de quitter son oncle et l’immersion dans la société est brutale, violente. Il faudra toute la patience et la bienveillance de Domna Gueralda pour insuffler à l’enfant une étincelle de curiosité pour le monde de la connaissance via les livres…

Retour au XXIe siècle : Zélie vient de mourir. Pour June sa petite fille, c’est un choc qui va prendre une dimension identitaire, quasi existentielle. La naissance de son bébé prénommée Adèle, la dépression post partum qui semble l’aspirer conjuguée à l’âpre incompréhension de ses proches précipitent la mère dans un désarroi sans fond. La brillante et ambitieuse femme d’affaire n’est plus que l’ombre d’elle-même. Elle quitte avec sa fille, dans une fuite désespérée Lyon pour Toulouse, direction l’adresse qui figure sur ce mystérieux manuscrit que Solal, un ami d’enfance lui a remis de la part de sa grand-mère le jour même des obsèques. Auprès de Lucien et Gabrielle, dans cet ancien cloître, June devient mère et commence à recomposer le puzzle de la vie de Zélie. La culpabilité de leurs dix années de fâcherie se délite au fil du jeu de piste laissé par l’aïeule et à mesure que June se laisse prendre à la lecture du Roman de la Vieille.

Imayane nous livre deux récits qui se font écho. Entre Moyen-Age et époque actuelle, le va et vient se veut didactique entre les valeurs de notre époque et celles qui avaient cours jadis dans la France d’Oc, avant que l’essor de la religion de Rome ne vienne rabattre les cartes. Fruit d’un travail de recherche pointu, l’autrice tisse les histoires d’Adela et de June sur les fondements d’une société où la place de la femme n’était pas si décriée qu’on aurait pu le penser. Comment en sommes-nous arrivés au patriarcat rigide et à l’obscurantisme fanatiquement religieux ? Des réponses sont apportées, éclairant par touches efficaces notre compréhension de cette époque. Initiation vers l’avenir pour Adela, initiation en re-explorant son passé et celui de Zélie pour June, à huit siècles d’écart le destin de ces deux femmes est lié et fait écho à d’autres figures féminines charismatiques. Qu’est-ce que Charlotte, la mère de June cherche si farouchement à lui cacher ?  Quelles sont les intentions de l’ambiguë Loubia, la femme lycanthrope ?

Si la confirmation de la valeur des femmes se confirme et se renforce au fil du roman, Imayane ne nous ménage pas sur les représailles et exactions que ces dernières subissent. Intimidations, humiliations publiques et agressions sexuelles font malheureusement partie de l’Histoire. Faut-il que la femme soit si effrayante pour que les hommes aient, depuis toujours, recours au viol pour la briser ? Qu’est-ce qu’elle incarne pour qu’on veuille la museler à tout prix ? Le roman de la Vieille nous explique comment la progression de la religion et son hyper-rigidité bâillonnent progressivement toutes les sources de savoir, dans une logique de contrôle absolu sur les mœurs… La peur et le doute essaiment. Les temps troublés se répandent en gangrénant les cercles et société savantes. Au milieu de ce marasme, quelques hommes se révoltent et quelques poètes envoient leurs mots au vent en espérant toucher les cœurs.

J’ai été déroutée, chamboulée, interloquée profondément par l’habile équilibre entre faits historiques et la double fiction de ce roman. Mon esprit de lectrice infuse toutes ses informations. A l’heure où la planète est aussi souffrante que la société, par quelle résistance active puis-je participer au ré-enchantement ? Les questions émergent aussi sur l’impact dans ma vie des mémoires de mes ancêtres femmes. A la lumière d’hier, peut-être pourrons-nous éclairer différemment demain… ?

Maintenant que ce premier tome est achevé, je songe aux suites qu’Imayane envisage pour toutes ses protagonistes dans les tomes 2 et 3. Et j’ai hâte !

Amour Bleu

Raphaële Frier et Kam

Éditions du Pourquoi Pas

L’amour rend aveugle paraît-il…

L’amour bleu encore plus semble-t-il…

Cet homme qui se teint la barbe en bleue semble tout avoir : un moulin rénové au milieu de nulle part dans lequel il entasse des œuvres d’art et où il organise des fêtes branchées. Il y a bien quelques rumeurs, dixit son amie Anne, mais qu’importe. Le champagne qui coule à flots, la piscine dans la rivière, le magnétisme du personnage et déjà le filet est en place.

Quand elle quitte tout pour le rejoindre, le filet se resserre. Lorsque sa chevelure faisant écho à la fameuse barbe se pare de mèches bleutées, il n’a plus qu’à la cueillir. Cela semble si facile. Son nouveau jouet est à sa merci. Enfin presque. Il lui reste une épreuve à laquelle la soumettre. Le trousseau de clé dans les mains et l’interdiction bien appuyée d’aller ouvrir le cabinet de l’entresol : le compte à rebours du piège est enclenché. Voilà un bel exemple de l’effet ours blanc (si je vous demande de ne surtout pas penser à un ours blanc, qu’est-ce qui se passe.. ?). La question qui se pose c’est combien de temps résistera-t-elle avant de céder ? Car elle va céder, nous le savons bien. Depuis le jardin d’Éden et son serpent tentateur jusqu’à la Barbe Bleue de Perrault, on la connaît l’issue des nombreux contes et paraboles.

Être spectateur/spectatrice de cette tranche de vie où ELLE ne s’appartient plus amplifie l’effroi lié à l’attente. L’illustration complète ainsi le texte et pour les lecteurs et lectrices, les doutes ne sont plus possibles devant les tentacules de la barbe et dans cette chambre à la « Big Brother ». Le format roman graphique a permis à Kam de mettre en image la mise en place perverse de l’emprise et les traces que laisseront le traumatisme. Car, s’il était besoin de le préciser, on s’en sort parfois mais jamais totalement indemne. Quand le miroir des illusions vole en éclat, Raphaële Frier nous rappelle sans ambages qu’il n’y a que deux choix possibles : laisser l’autre décider quand et comment il nous fera mourir ou convoquer toutes nos forces pour fuir.

Informer, parler, expliquer, comprendre que trop de miel peut cacher un fiel précurseur aux féminicides… Les éditions du Pourquoi Pas prennent activement fait et cause pour l’information à voix haute et nous offrent un ouvrage envoûtant, terrifiant, nécessaire.

HOURIYA liberté

Juliette Chaux-Mazé et Emmanuel Volant

Le Grand Jardin

Impossible de résister au magnétisme de la couverture d’Emmanuel Volant…

Dans le regard du lion, j’ai plongé.

Les grandes vacances commencent. Kilian se rend au zoo pour la première fois grâce à l’entrée que lui a offert Mme Rossignol, sa maîtresse. Avec une petite encyclopédie, il déambule parmi les enclos. Quand il arrive devant celui des lions de l’Atlas, quelque-chose est différent. Le regard échangé avec ce lionceau nommé Simba le bouscule. Un lien de cœur à cœur se crée instantanément entre l’enfant et l’animal. Les jours passent. Grâce à de menus services, Kilian gagne de quoi se payer deux nouvelles entrées. Quand il vient, il passe son temps auprès de Simba. Il lui raconte l’Atlas, la savane, la vie en liberté et le lionceau de l’écouter. Plus rien n’existe à l’extérieur de cette bulle. Ce petit manège intrigue le gardien. Touché par la relation entre l’enfant et l’animal, il offre des entrées à Kilian.

Septembre est déjà là. Le jeune garçon doit retourner à l’école mais une surprise l’attend. Le zoo lui offre un badge, lui permettant un accès illimité. La presse s’en mêle : un article paraît relatant l’extraordinaire amitié entre l’enfant et le félin. Même les adultes constatent qu’il se passe entre ces deux-là quelque-chose qui leur échappent.

Un jour de pluie, la famille lion est endormie. Pour les transférer vers leur nouveau lieu de vie, c’est plus sage… Quelques larmes se mêlent à la pluie. Kilian est là bien sûr, pour dire au revoir à son ami. Pour lui dire surtout à quel point il est heureux de cette nouvelle vie de liberté qui va commencer !

Le lion de l’Atlas ne vit plus à l’état naturel. Les derniers spécimens vivants sont visibles dans des zoos. Comme c’est ironique, de songer que leur survie dépend des humains alors que c’est précisément à cause de l’activité humaine (braconnage et expansion d’activité) que l’espèce est éteinte à l’état sauvage. En substance, pour éviter une extinction totale, il a fallu mettre les derniers lions en captivité. C’est un petit peu choquant, non ? En vérité, vous seriez surpris par le nombre d’espèces concernées…

L’attraction que j’éprouve pour les animaux s’est trouvée au diapason avec cet album. Est-ce que c’est un super pouvoir de l’enfance que de pouvoir entrer en communication aussi spontanément avec un lion ? J’en envie de croire que oui. Simplicité, amitié et empathie s’initient et se renforcent au gré de ces moments partagés. A travers les livres empruntés, l’enfant découvre ce que devrait être le vrai territoire des lions. Récit à double voix : on suit les pensées de Simba auquel Juliette Chaux-Mazé donne la parole. L’alternance des points de vue, tantôt l’enfant, tantôt le lionceau, nous implique comme témoin privilégié de cette extraordinaire bulle.

En filigrane, l’album pose des questions : la captivité, est-ce une chance ? Est-ce l’inverse ? Quelles intentions se cachent dans ces parois, ces barreaux d’enclos qui ont pour vocation l’exhibition d’animaux ? Ce sujet me touche. Pour ceux et celles qui suivent ce blog, j’ai déjà au l’occasion d’évoquer ce sujet à travers Petite mer (https://clarasurlalune.com/2022/05/05/petite-mer/ ), La lionne le vieil homme et la petite fille ( https://clarasurlalune.com/2022/03/28/la-lionne-le-vieil-homme-et-la-petite-fille/ )ou encore Le renard emprivoisé ( https://clarasurlalune.com/2021/04/11/le-renard-emprivoise/ ). Houriya liberté va plus loin : il évoque subtilement, par le biais d’une coupure de presse, la responsabilité humains dans la disparition progressive des espèces. Voilà de quoi permettre l’échange avec les enfants sur la question du respect de la biodiversité. Une association de défense des animaux est rapidement évoquée : encore une petite graine semée par l’autrice à l’intention des enfants et des plus grands…

Houriya liberté est un coup de cœur. Emmanuel Volant illustre sublimement les limites, les ouvertures, les possibles. De Kilian qui, au début, semble aussi en prison avec ces ombres, en passant par l’enclos vu d’en-haut, par la douceur d’une caresse où à cette incroyable profondeur des yeux d’agathe de Simba-Houriya, qui peut résister ?

Là j’avoue…j’ai pleuré…

Cet album nous ouvre les yeux et peut donner très envie de participer à la préservation des milieux naturels. L’espoir doit se construire pour éviter que les zoos soient à l’avenir l’unique radeau de survie de certains animaux. Merci Le Grand Jardin pour cette douce et Ô combien puissante rencontre.

Prospérine Virgule-Point et la phrase sans fin

Laure Dargelos au texte et Céline Perrier aux illustrations internes

Éditions Rivka

Une fois n’est pas coutume, je commence cette chronique par mes impressions à chaud. C’est un heureux hasard qui m’a conduite devant cet ouvrage lors des dernières Imaginales. J’ai ri, sursauté, je me suis mise en apnée, mes yeux se sont écarquillés. Je viens d’en achever la lecture et tout du long ce fut surprenant, déroutant, haletant et génialissimement frais !

Prospérine Virgule-Point, fleuriste de son état, vit dans le village de Demi-Mot. Sa vie aurait pu se poursuivre paisiblement mais c’était sans compter sur la découverte un beau matin d’un cadavre dans sa boutique.

Qui a bien pu tuer Tom W et surtout, pourquoi ?

Que signifie ce mystérieux « la phrase m’a tué » gravé sur une tige ?

Dans la foulée, voilà qu’un Z du « texte » du village vient de s’écrouler. Que se trame-t-il dans ce bourg où d’ordinaire, il ne se passe jamais rien !

Prospérine, qui a oublié d’être crédule, ne se satisfait pas des conclusions de l’enquête hautement bâclée, et flanquée du revêche Honoré Point-Virgule (aucun lien de parenté entre ces deux personnages), d’Héloïse une Trompette à Pétales et d’Ernest, son jeune frère champion de plongée livresque, la voici en partance pour la capitale avec pour mission de rentrer en contact avec l’Auteure de la phrase sans fin. Tant pis si pour se faire, il faut enfreindre la loi : la survie de Demi-Mot n’a pas de prix. Mais la mission n’est pas sans danger car un tueur à gage, alias M.A.N.O.N.Y.M.E. rode…

Laura Dargelos a réussi l’exploit de créer un univers où lettres, textes, accent, encre, apostrophe et tout ce qui constitue les fondations et l’architecture de la littérature s’incarnent pour devenir des éléments vitaux, identitaires, architecturaux. Ainsi quand Prospérine perd accidentellement son accent et devient « Prosperine », cela s’apparente à une amputation pour la principale intéressée. Heureusement pour elle, une sorte de « prothèse accentuée » lui sera proposée comme palliatif, mais je n’en dirai pas davantage…Par ailleurs, le parler de la capitale, avec ses phrases toutes « majusculées » en dit long sur la pédanterie qui siège chez les nantis de la grande ville. Il m’a fallu un peu de temps pour m’immerger dans le fantastique de cette fiction. J’y ai retrouvé quelques échos croisés dans ma lointaine lecture de La Grammaire est une chanson douce (d’Erik Orsenna). Progressivement la magie opère et je me suis surprise à observer la curiosité grandissante d’Honoré pour la quête de Prospérine.

Quand les alliés se révèlent, c’est que les complots ourdissent entre deux pages. L’enjeu serait-il pour cette matière première en cours de raréfaction : l’encre ? Dans une habile métaphore, Laura Dargelos convoque son lectorat sur des sujets polémiques tels que la course du capitalisme, la psychorigidité administrative, les enjeux liés aux énergies renouvelables et l’anticonformisme. Croyez-moi (ou pas), c’est dinguement délicieux à lire. Hercule Poirot et ses honorifiques moustaches n’ont qu’à bien se tenir devant les macarons de Prospérine ! Pour couronner l’ouvrage, sachez que cet OLNI (Objet Livresque Non Identifié) est rythmé par les illustrations de Céline Perrier (la sœur jumelle de l’autrice). Entre les dessins, la typographie qui se lâche et les passages dans l’envers de l’entre-texte, la lecture de ce roman sautille, rebondit et tient en haleine notre curiosité de la première page au point final.

Merci Laura Dargelos de bousculer un peu vos lecteurs et lectrices dans ce grand jeu linguistico-syntaxico-orthographico-diacritique saupoudré de ce petit quelque-chose à la « Roald Dalh » et avec cette intrigue menée avec une classe « Agatha Christie » ! Personnellement, j’en retiendrai que peu importe la forme, tant que le fond reflète l’envie de poser des mots sur papier, que ce soit à l’encre violette ou sympathique, au crayon de papier ou au feutre, écrivons donc pour inventer, se souvenir, faire vivre les mots et s’amuser des possibilités infinies de notre créativité !  

L’homme aux chats d’Alep

Irene Latham et Karim Shamsi-Basha, illustré par Yuko Shimizu

Traduit de l’américain par Jeanne Simonneau

Collection Caldecott

Le Genévrier

Alep d’avant…

Quand on fuit les bombes, souvent on laisse les animaux de compagnie derrière soi. A Alep, du ciel pleut la guerre. La ville jadis gaie et colorée ne parvient plus à panser ses plaies.

Tout est flammes, décombres, gravats.

Tout est chaos, détresse, solitude.

Alaa est resté, pour aider. Toute la journée il fait l’ambulancier, tâchant de secourir les trop nombreux blessés. C’est cela qui le fait tenir : le sentiment d’avoir une utilité dans ce monde en ruine. Dans les quartiers détruits, il n’y a plus âme humaine qui vive. Mais il y a les chats, tous les chats abandonnés par leurs maîtres dans leur fuite pour survivre.

Survivre. C’est bien ce que les chats essayent aussi de faire. Un jour il y a le miaulement de trop, celui qui fait fondre de douleur et de compassion le cœur d’Alaa. Puisque c’est ainsi, il fera tout pour eux aussi. Détourner le regard : c’est fini. Quand sa journée de travail s’achève, Alaa achète de la nourriture et s’en va nourrir et abreuver tous les félins oubliés. Les chats se passeraient-ils le mot ? Chaque jour ils sont plus nombreux à venir quémander.

Un réseau de bénévoles se constituent. Des gens viennent aider Alaa. Des dons arrivent de partout, même de l’étranger. Un peu d’espoir et beaucoup de solidarité qui permettront à Alaa de créer un refuge : « La maison des chats Ernesto », puis un orphelinat…(des chats aux enfants, il n’y a qu’un pas).

L’histoire est vraie. Je suis tout émue de l’avoir découverte, sûrement de cette même émotion qui a conduit Irene Latham et Karim Shamsi-Basha à l’écrire pour la mettre à hauteur d’enfant. Yuko Shimizu nous en offre les illustrations où le réalisme nous épargne mais suggère tout de même, par le biais d’une carcasse d’auto, de pansements et béquilles d’enfants, la violence de la guerre.

Cet ouvrage a été récompensé aux États-Unis par un Caldecott Honor en 2021 (prix attribué à un illustrateur par l’Association des bibliothécaires américains pour la jeunesse depuis 1938). Je ne peux que remercier infiniment la maison d’édition Le Genévrier de nous permettre la rencontre avec un ouvrage de cette qualité qui, malgré le tragique du contexte, apporte un incroyable réconfort.

L’Homme aux chats d’Alep fait tellement écho à La Lionne le vieil homme et la petite fille, chroniqué récemment : https://clarasurlalune.com/2022/03/28/la-lionne-le-vieil-homme-et-la-petite-fille/ Il est bouleversant de songer qu’au milieu de la violence de la guerre, des hommes font du secours aux animaux leur raison de vivre. Probablement qu’on rencontre davantage son humanité quand on est porté par ce genre d’initiative…

Alep d’après…

Une belle histoire

Mathis

Éditions Thierry Magnier

Collection Petite Poche

Marie-Jeanne et Jean-Marie sont à la veille de leur anniversaire : demain ils auront cent ans. Pour ces deux-là, nés le même jour mais pas à la même heure, l’histoire d’amour dure depuis tellement de décennies. Ensemble ils ont traversé des joies, des peines, la mort de deux enfants, la naissance de beaucoup de petits enfants…

Demain ce sera la fête. Jean-Marie voit cela d’un œil mitigé : les grandes fêtes ne sont pas sa tasse de thé. En revanche les Patilatou, les bonbons de son enfance, s’il y en avait ça lui ferait particulièrement plaisir. Pour faire plaisir à son amoureux de toujours, Marie-Jeanne s’organise pour aller elle-même lui en acheter. C’est parti pour un tour en taxi !

J’avoue avoir été bouleversée de lire toute la délicatesse active de ce couple. Probablement que Mathis nous livre ici une des clés de l’amour : jour après jour, Marie-Jeanne et Jean-Marie ont eu comme intention de se rendre heureux. Les mots choisis sont simples, efficaces, vrais. A presque cent ans, il n’y a plus de temps à perdre.

Alors voilà, c’est une belle histoire, une romance d’hier et d’aujourd’hui. Vous y sentirez peut-être le goût des « Patilatou », des roudoudous, des « Pez » ou des « mistral gagnant ». Peut-être aussi que cette lecture vous tirera une ou deux petites larmes à la lecture de l’ultime déclaration d’amour de Jean-Marie à son épouse. Il n’y a pas d’âge pour écrire à l’autre qu’on l’aime. Merci Mathis pour ce texte intergénérationnel et intemporel, saupoudré avec juste ce qu’il faut d’humour et de gouttes de pluie.

Est-ce que vous vous souvenez de votre bonbon préféré quand vous étiez petit ? Chez moi (fille des années 80) il n’y en avait pas beaucoup, mais je me souviens des Petits « Pimousse » et ce slogan publicitaire inoubliable : « Petit mais Costaud ». Ce livre ne fait que quarante-deux pages mais m’a envoyé un uppercut d’émotions digne de ce nom. Vraiment, il mérite lui aussi le slogan du petit Pimousse.

Merci Christine pour la découverte…

Le chant des géants

David Bry

L’Homme sans Nom

Un conteur nous invite à prendre place, à ouvrir nos oreilles sur ce qu’il se passa jadis en l’île d’Oestant. Au coin du feu, le récit se veut épique, tragique, magique. L’île, telle que la rêvent du fond de leur sommeil les trois géants Baile, Fraech et Leborcham, se veut un théâtre où la vie se déroule avec ce que l’on voit sur scène, ce qui se complote dans les coulisses, avec ses premiers rôles majestueux, ses seconds rôles indispensables et des figurants subissant les vœux des puissants.

Vous avez vu cette sublime couverture !!!

Le début de lecture est étrange, comme une vague qui cherche à nous entraîner on ne sait où au large…Résister rimerait avec passer à côté des épopées d’Oestant. Alors, autant plonger et faire confiance à l’auteur pour guider l’immersion !

Quelle sera l’issue des dilemmes de Bran vis-à-vis de son frère, le roi Ianto : jusqu’où cautionner les folies d’un frère, sa soif de pouvoir et sa haine croissante ?

Quels espoirs pourraient encore nourrir l’amour que Bran éprouve pour Sile, la princesse aux yeux gris, quand celle-ci passe de prisonnière à épousée du roi ?

Est-ce shakespearien, racinien… ? Chut, la fantasy se pose, s’installe, se déroule au coin du feu où crépitent des bûches. L’écriture de David Bry a ce pouvoir de convoquer notre écoute. L’invitation était affichée dès le titre. Certes. Toutefois au fil de cette lecture, tantôt la musique nous enveloppe joyeusement au gré des morceaux joués par le seigneur Bran, tantôt mes oreilles ont souffert des bruits des corps qui se fracassent lors des combats, tantôt la brumenuit qui engloutit tout silencieusement oppresse lecteur et protagonistes…

Théâtre de vie donc. L’amour côtoie la haine, la musique répond au silence, les manipulateurs ne sont pas ceux qu’on pense…La guerre est déclarée suite à un malentendu qui tombe fort à propos. Les femmes présentes sont belles, puissantes au combat, habiles dans le courage. Elles ne plient pas devant la mégalomanie. Exit les potiches, ici elles sont stratèges. Qu’il s’agisse d’une mère, d’une reine ou d’une amante, elles forgent et forcent respect et admiration.

Merci David Bry, pour ce récit cathartique et pour cette fin qui n’est pas celle à laquelle les schémas classiques nous préparent. Oublions le mode binaire, avec le bien qui triomphe sur le mal. Car être humain, c’est vivre avec impulsion, passion, contradiction, remord également.

Ce pourrait être un film. Du moins est-ce l’impression qui me reste une fois ma lecture achevée. En tout cas, je les ai rêvés, tous. En refermant ce magnifique ouvrage, je suis étrangement chose. Je songe aux récits perdus et aux chants à venir…Vivement !